Extrait de Et Phocée créa Marseille

PARTAGER

 

CHAPITRE 1

Revenir à la page du livre : Et Phocée créa Marseille

Sîmos sursauta. Il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. La porte en toile de lin de son petit abri claquait bruyamment. Rempli d’effets personnels, le coffre vacillait de droite à gauche sur le plancher de l’Hermès et craquait de tout son bois humide.

Le jeune homme éprouva un curieux sentiment de malaise, comme si les Dieux l’avaient réveillé pour le prévenir de quelque malheur. Il écouta avec attention les bruits venant du dehors. La mer, qui avait été si calme pendant l’après-repas, fouettait les flancs de la birème phocéenne. La voile vibrait dans le vent. Des rafales étouffaient la voix forte du second qui donnait des ordres aux marins. Cependant, la tempête ne sévissait pas encore. Rassuré, il se rallongea. Sur le point de sombrer dans un profond sommeil, une bourrasque, plus forte que les autres, souleva la toile de lin et l’inonda d’écume glacée.

Transi de froid, il sentit le besoin impérieux d’intervenir. Il se leva d’un bond, se rua sur le pont et prit le commandement. Les muscles de ses épaules tendaient sa tunique blanche, tenue à la taille par un fin cordon, et se dessinaient clairement dans la nuit obscure. Les matelots s’affairaient à tâtons d’un bord à l’autre, se cognaient et juraient. Le bateau tanguait. Dans la mer, des vagues encore petites se groupaient, marbrées d’écume blanche. Au loin, le tonnerre grondait.

Sîmos leva la tête. Le ciel très épais ne présageait rien de bon. Entièrement sombre, il ressemblait à une voûte fermée de nuages informes. Le jeune navarque devint grave. Le vent hurlait dans le cordage de la voile, les éclairs annonçaient les tonnerres, puis les vagues s’enflaient semblables à des montagnes.

Il réfléchit un instant. Si, depuis son départ de Phocée, un beau soleil baignait l’Hermès, c’était parce que les Dieux approuvaient son voyage. Bénéficiant d’un vent favorable, il avait pu voguer avec ses compagnons tout au long des côtes ibériques, commerçant avec les indigènes ou déjouant les attaques des Phéniciens. Au pays de Tartessos, il avait si bien négocié que le roi Arganthönios lui avait vendu des jarres débordant d’or et de sel pour presque rien ! « Alors, pourquoi Poséidon se fâche-t-il ? » s’interrogea-t-il.

L’air frais et humide le pénétra. Il en sentit fortement l’odeur salée. Avait-il mal agi pour courroucer les Dieux ainsi ? Il les avait pourtant honorés tout au long du voyage, sur la nef et à chaque escale ! Espérant apercevoir un signe du ciel, il leva à nouveau la tête. Les nuages se succédaient sans cesse. Pas de lune. Pas une étoile.

S’accrochant aux cordages pour ne pas tomber, il se dirigea vers le pilote.

— Kyprianos !

C’est alors qu’une grosse caisse poussée par le roulis se déplaça vers lui. Sîmos n’eut que le temps de se glisser sur les cordages pour l’éviter.

— Mélanos ! appela-t-il, furieux.

Un jeune matelot se présenta, les cheveux roux trempés, retenant d’une main une petite jarre qu’il venait de rattraper et s’agrippant de l’autre à un étai pour ne pas tomber. Agé de quinze ans seulement, mais déjà homme par la taille et la force, il effectuait sa première traversée.

— Tu as vu ? gronda Sîmos.

Impressionné par son allure volontaire, mais attendri, malgré tout, par ses yeux qui gardaient encore la douceur naïve d’un enfant, Sîmos l’avait pris sous sa protection. D’un geste ferme, il récupéra la jarre et l’attacha dans un coin abrité de la nef.

— Par tous les Dieux, un peu de nerf, voyons ! Occupe-toi de cette caisse, elle risque de blesser quelqu’un ! Et vérifie que toutes les autres soient bien amarrées.

Laissant Mélanos à sa tâche, il rejoignit en titubant le pilote. Kyprianos scrutait l’horizon où apparaissait, parfois à peine plus clair que la nuit, le profil sombre d’une île. Il tenait le gouvernail, pivotant d’une main, appuyant l’autre sur son menton recouvert d’une barbe épaisse, comme s’il réfléchissait à la meilleure route à prendre.

C’était, sur la birème, une sorte de sommité incontournable. Il avait, bien des fois, navigué sur la mer Noire, battue de tempêtes soudaines et de vents terrifiants ; il y connaissait des peuples étranges, souvent inhospitaliers, pratiquant parfois le cannibalisme. Et quand, par temps calme, il racontait des légendes qui crédibilisaient l’existence de serpents réalisant des bonds de six mètres sur les rochers de la Caspienne, les marins frémissaient d’effroi. Homme de décision, il n’existait aucun problème qu’il ne puisse résoudre facilement, même par gros temps.

De vingt ans son cadet, Sîmos l’écoutait comme un maître et entendait ses conseils comme des ordres. Kyprianos se sentait irremplaçable et profitait de son ascendant sur le jeune homme pour diriger le bateau à sa guise. L’idée que Sîmos possédait les capacités nécessaires pour faire de lui un bon navarque ne l’effleurait pas.

Tout en veillant qu’il n’altère pas son autorité sur les autres marins, Sîmos s’amusait de l’air paternel que Kyprianos se donnait. Le sachant compétent, il lui accordait toute sa confiance.

— Comment tu fais pour te guider par un temps pareil ! s’exclama-t-il en lui tapant sur l’épaule. Il n’y a même pas d’éclair pour allumer l’horizon.

— Ne dis pas cela, Sîmos. Si les Dieux t’entendent !

Il prononçait ces paroles quand un vent fort et continu projeta le navire vers la masse sombre de l’île.

— Ramenez la voile ! hurla Sîmos aux marins.

Son ordre fut repris par le second, et des hommes grimpèrent aux cordages, carguèrent la voile, puis sautèrent sur le pont, happés dès leur arrivée par des rouleaux de mer qui les jetèrent sur le plancher du bateau.

Kyprianos hocha de la tête et prit le gouvernail à deux mains.

— Je crois que je connais cette île.

Une lame énorme se brisa sur la coque de la birème et les trempa. Sîmos tordit le bas de sa tunique. Ses yeux noirs se posèrent sur le pilote.

— Dis-moi, Kyprioanos !

— Il faut faire attention aux écueils qui sont nombreux, mais puisque le vent nous y mène, nous pourrons nous y abriter.

La pluie tombait et cinglait les visages déjà cuisants d’eau salée. Dans la mer, des vides se creusaient. L’Hermès bondissait. Des câbles vibraient.

— A-t-on pensé à implorer Leucothéa[iv] ? demanda Sîmos en cherchant des matelots désœuvrés.

Kyprianos secoua la tête.

— Pour quoi faire ? La tempête va bientôt commencer. Les éclairs nous renseigneront.

Malgré le conseil du pilote, Sîmos passa le commandement à Euxénos, le doyen du bord qu’il avait pour second. Il se rendit sur le pont. Encouragé par la certitude que des Dieux bien honorés les protégeraient plus volontiers, il dressa, avec cinq marins, des cratères de vin et offrit des libations aux immortels. Il se dit que les Dieux le soutenaient, quand le vent changea de direction. L’Hermès s’inclina, manqua de se retourner et prit enfin une route opposée.

— À la nage ! À la nage ! hurla Sîmos. Vite, vite !

Sur l’ordre de leur navarque, les marins se jetèrent sur les bancs des rameurs, tentèrent de ramener le bateau vers l’île, mais la mer semblait prise d’affolement. De grosses levées de houle, plus lourdes, entraînaient avec elles la birème phocéenne. Des vagues la poursuivaient, la rattrapaient, la dépassaient. Les cordages sillaient, le mât grinçait, des caisses craquaient. Il fallait agir rapidement. Pourquoi ne pas alléger le bateau pour soulager la quille qui s’enfonçait de plus en plus ? Sans hésiter, Sîmos envoya les jarres et les amphores remplies de marchandises par-dessus bord.

— Ne fais pas cela ! lui cria le pilote. Tu es fou de…

Une vague le submergea et lui coupa la parole. Il cracha furieusement. Puis, s’apercevant que Sîmos ne l’avait pas écouté, il quitta le gouvernail et s’avança vers lui.

À cet instant précis le ciel explosa. De plus en plus nerveuse, la mer soulevait le bateau. Elle l’inclinait, semblait vouloir le faire chavirer. Kyprianos rejoignait Sîmos, quand une énorme lame fondit sur eux. Poussée par une force terrifiante, elle entraîna le jeune navarque loin de l’Hermès. Le vent brisa le mât vers le milieu et le projeta dans la mer.

Sîmos resta un moment sous les vagues, émergea, cracha l’eau qu’il avait dans la bouche. À la faveur d’un éclair, il entrevit une grosse lame. Elle se précipitait sur lui. Se sentant perdu, il appela à l’aide. En vain. Les flots l’engloutissaient. Le visage déformé par la terreur, il essaya de respirer, but de l’eau salée, s’étrangla.

Un instant, la vision de ses parents lui vint à l’esprit. Elle s’effaça bientôt, remplacée par des scènes de son enfance. Reverrait-il un jour Phocée ? Allait-il finir noyé ? Et Kyprianos ? Avait-il été projeté dans la mer, lui aussi ? Il voulut voir si la nef résistait, si les autres s’en sortaient. Les vagues le forcèrent à fermer les yeux. Il ne put distinguer qu’une masse sombre qui s’éloignait de lui. Que pouvait-il faire ? Nager jusqu’à la plage qu’ils avaient vu du bateau ? Il était trop épuisé pour y arriver.

Soudain, de grosses vagues l’envoyèrent sur le mât du bateau qui s’était brisé et semblait être venu jusqu’à lui pour le secourir. L’espoir rejaillit dans son cœur. Dans un suprême effort, il réussit à s’y accrocher. Une violente bourrasque envoya un paquet d’eau sur lui. Ses doigts raidis se retinrent comme des crochets de fer au bois qui le sauvait. La tête plus souvent hors de l’eau, il constata que la birème avait disparu.

Des vagues se déchaînaient toujours autour de lui, submergeaient le mât auquel il se cramponnait avec une énergie féroce. Il profitait des rares moments de répit pour reprendre souffle et espoir, en dépit du chaos liquide qui le ballottait tel un fétu. Insensiblement, les éléments brutaux le rapprochaient de la terre. Était-elle habitée ? Les indigènes étaient-ils hospitaliers ou cruels ? Si Kyprianos le savait, il n’avait pas eu le temps de l’en informer.

Un long moment après, la pluie cessa. L’aube apparut. Sîmos eut l’impression qu’il n’atteindrait jamais le rivage. Une sorte de lassitude le saisit, comme si le fait de mourir dans l’eau ne l’effrayait plus. L’esprit occupé par des images qui lui revinrent, il somnola. Bientôt, le froid l’envahit et obscurcit tout dans sa tête. Il n’était plus qu’un amas de chair raidie, quand il sentit le sable lui frôler les pied

*

C’est alors que l’image de l’adolescent fragile qu’il était quelques années auparavant s’imposa à lui. En ce temps-là, il n’hésitait pas à nager jusqu’à l’épuisement dans la mer Égée pour chasser de son esprit les moqueries de ses camarades et se forger le corps fort et sportif qui le remplissait d’orgueil aujourd’hui.

Assis sur une roche, il contemplait souvent la mer phocéenne. Il la voyait immense, puissante, toujours animée. Elle lui plaisait en colère, les jours d’orage, quand elle brisait ses flots contre les rochers. Il ne savait pas encore qu’elle essaierait de l’engloutir ! Seul le soleil, les soirs d’été, pouvait la soumettre. Il se coulait dans cette eau bleutée en l’inondant de son feu éclatant. Sîmos souhaitait devenir grand, fort et musclé comme elle, toujours premier aux jeux de l’esprit et du corps. Il désirait tout ce qu’il n’était pas. Et pourtant…

Pourtant, il n’oublierait jamais ce jour cruel où après avoir été insulté par ses camarades, incompris par son père, il avait montré sa vaillance à la mer.

 

C’était un matin chez le cithariste où il apprenait la musique et les poèmes lyriques. À quatorze ans, réciter des poèmes d’Homère ne l’intéressait pas. Le jeune garçon n’excellait pas en la matière et devenait, sans le vouloir, le comique de sa classe. Lui, il aurait aimé s’occuper du domaine familial avec l’aîné de ses frères, mais son père exigeait qu’il reçoive une bonne éducation et payait une forte somme d’argent.

Ce jour-là, il avait déclamé de façon si grotesque le chant V que ses camarades l’avaient surnommé « le Camus », inspirés par son nez court. Sîmos n’en aurait pas été trop affecté, si l’après-midi même à la palestre ses compagnons ne s’étaient pas encore moqués de lui.

Alors qu’il terminait de s’huiler le corps à l’aide d’une éponge, un pédotribe[vi] entra dans le gymnase. Sa grande tunique rouge découvrait, en diagonale, la partie droite de sa poitrine musclée, et se tendait sur son épaule gauche, large et robuste. En le voyant marcher à sa rencontre dans le péristyle qui entourait la cour sablée, l’adolescent eut l’impression de voir venir vers lui la puissance mâle dans toute sa virilité.

— Allez, on y va ! dit le maître à l’ensemble de ses élèves qui attendaient, à l’abri du soleil, derrière les imposantes colonnes de l’édifice.

Sîmos sortit dans la cour avec ses camarades. Les aînés les répartirent en plusieurs groupes, prenant chacun la direction de six jeunes garçons. Ils les entraînaient ainsi à toutes les disciplines : de la lutte au lancer de javelot ou du disque. L’un d’eux rythmait les exercices en jouant de la flûte, les pédotribes surveillaient et conseillaient, un bâton fourchu à la main.

Le groupe de Sîmos s’initia au lancer de disque. L’adolescent tenta de se surpasser, réussit à se classer parmi les meilleurs. Cela ne lui arrivait pas souvent et il se réjouissait quand l’un des instructeurs annonça que la journée se terminerait par la pratique de la lutte. Le sourire qui illuminait le visage de Sîmos disparut. Son ventre se noua.

Heureux de prouver leur force, les autres garçons se regroupèrent autour d’une grande flaque de boue, en tapant des mains. Sîmos resta à l’écart, espérant ne pas être choisi pour se battre. Remarquant son air renfrogné, un pédotribe lui tapa sur l’épaule droite et murmura :

— Un peu de courage, voyons !

Quand l’instructeur tira au sort Xénos et Marcos, l’adolescent respira. Le soleil déclinait lentement et allumait les colonnes. La nuit ne tarderait plus. Avec un peu de chance, il n’aurait pas à se battre.

Cependant, Xénos venait de gagner. Honteux, le perdant s’éclipsait. Anxieux, Sîmos assista au second tirage : Kalistès et Irékos. Il put se détendre.

Il les vit tomber dans la boue, se tordre hardiment les membres. Bientôt, Irékos laissa échapper un cri de douleur et tendit le bras pour demander grâce.

Sîmos courait déjà vers le péristyle pour se nettoyer avec un racloir en bronze de la poussière incrustée sur son corps quand le maître décida d’organiser une dernière lutte : Péristès et Sîmos.

L’adolescent pâlit. Une boule douloureuse noua son estomac. Péristès n’avait pas la réputation d’être un tendre. Un peu plus âgé que lui, un peu plus grand, mais surtout, plus brutal, il était celui que Sîmos redoutait le plus. Son amour propre souffrait terriblement de la pauvreté de ses parents qui lui interdisaient les exercices d’équitation, et il s’en vengeait en ne laissant personne le battre à la lutte, même en dehors des cours quand il prenait part à une bagarre. À défaut de richesse, il faisait de son corps, et en particulier de ses muscles, ses armes favorites pour dominer ses camarades.

— Oui, oui, le Camus ! s’écria-t-il.

— Le Camus ! le Camus ! répétèrent en chœur les autres garçons.

— Tu hésites ? ajouta l’un d’eux.

Blessé dans son orgueil, Sîmos brandit ses poings et s’élança au milieu d’eux. L’assistance tapa des mains. Certains se mirent à rire et crièrent :

— Sîmos, attention à ton nez !

Péristès se prépara au combat tranquillement. Sa mine réjouie en disait long sur ce qu’il pensait faire de ce garçon malingre qui se dandinait face à lui. Atteint dans sa fierté par les propos moqueurs qu’il entendait, Sîmos prononça d’un ton vantard :

— Approche, Péristès. Je te défie !

Avec un sourire hargneux, ce dernier fondit sur lui et le jeta à terre avant qu’il ne comprenne ce qu’il se passait. Sîmos ressentit une foudroyante douleur dans le dos. Ses camarades criaient, applaudissaient Péristès. Sîmos se releva et l’attaqua de front, lui labourant le visage de ses poings. Une expression sauvage se lut dans ses yeux sombres. Péristès bondit en arrière. Il protégea sa tête de ses mains, jusqu’au moment où, voyant Sîmos essoufflé, il s’abattit sur lui. Sîmos retomba dans la boue

Impressionnée par la bravoure qu’il avait montrée, l’assistance ne se moqua pas de lui comme la fois précédente. Mais le cœur de Sîmos cogna dans sa poitrine. Il fixa un œil de féroce ressentiment sur Péristès, puis se redressa. Saisissant son adversaire par la jambe gauche, il l’envoya à terre. Péristès voulut se relever. Sîmos lui tordit la jambe avec acharnement. Son ennemi ne leva pas le bras.

Poussant un cri de rage, il s’agrippa aux deux jambes de Sîmos, l’étala à terre à son tour, puis se laissa tomber de tout son poids sur son ventre. Sîmos en resta le souffle coupé. Il se débattit sans parvenir à se libérer. Il entendait les acclamations de ses camarades, imaginait qu’ils le conspuaient, sa tête bourdonnait.

Bientôt, Péristès le releva à bout de bras et Sîmos tomba à terre une nouvelle fois. Ses camarades s’esclaffèrent. La boue s’incrusta dans les plis de son visage. Elle lui cachait le nez. Sa figure ne représentait plus qu’un ovale plat. Son surnom, le Camus, fit le tour du gymnase. Alors, il leva le bras et, tremblant de honte, il sortit.

Jusqu’à présent, quand il perdait à la lutte, il s’éclipsait à l’écart derrière les colonnes, se nettoyait avec son strigile et s’en allait évacuer sa hargne face à la mer. Cette fois, il se sentit las, désorienté. Était-ce la peine de perdre son temps dans cette palestre alors que son corps se laissait toujours abattre par l’adversité ? Pourquoi ne travaillerait-il pas, comme son aîné, à la plantation d’oliviers ? Il adorait participer à la cueillette en grimpant tout en haut des arbres. Et puis, il pourrait aider à la confection de l’huile. Oui, il devait parler à son père.

Quand il franchit la porte d’entrée de la grande maison où habitait Prias, il savait déjà ce qu’il lui dirait. Il traversa la cour d’un pas assuré, se rendit dans la salle à manger où il pensait le trouver.

Son père s’y reposait. Sîmos débita le petit discours qu’il avait préparé sans lui laisser le temps de placer un mot. Ses paroles frappèrent tellement Prias qu’il considéra son fils avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— J’ai dit que je ne veux plus aller aux cours. Je préférerais participer, comme Ariston, aux travaux des champs, bredouilla Sîmos, soudain mal à l’aise.

— Ton frère travaille à l’exploitation parce que je veux lui laisser diriger la propriété quand il sera en âge de le faire. Mais toi, malheureux, que vas-tu devenir si tu suis cette voie ?

Sîmos hésita. Il n’avait pas réfléchi à tout ça. Son avenir à lui se résumait aux deux ou trois années futures. Après… Cela semblait si loin !

— Eh bien, je l’aiderai, répliqua-t-il, déconcerté.

— Il n’en est pas question ! hurla Prias que le manque de fierté de son fils agaçait. Monte te laver maintenant !

Sîmos sortit de la pièce. La réaction de son père le blessait. Il en éprouva un dépit amer. Après tout, s’il n’aimait pas se battre ! Ne voyait-on pas comment il était constitué ? Maigre et sans muscles ! Alors, pourquoi le forçait-on à se rendre à la palestre ? Lui se voyait paysan comme Ariston. Personne ne le comprenait, pas même son père.

L’air frais de la cour lui insuffla une énergie nouvelle. Il s’en emplit les poumons et se dirigea vers la plage. Mécontent de lui-même et de son père, qu’il avait cru convaincre sans difficulté, il remâcha sa colère tout au long du chemin. Ah ! Il s’était bien trompé ! Comment ferait-il maintenant pour aller à la palestre ? Il arriva sur la plage, rongé d’inquiétude.

La journée s’achevait. Il s’assit sur le sable et marmonna des mots que lui seul entendit. La mer murmurait et couvrait sa voix. Il lui jeta un œil furieux. Elle n’avait pas besoin de l’offenser, elle aussi ! Il connaissait déjà son immensité ! Rien ne pouvait s’opposer à cette force liquide que Poséidon dirigeait. Rien, pas même les vaisseaux les mieux équipés.

De petites vagues s’échouèrent sur le sable, lui mouillèrent les pieds et emportèrent avec elles quelques coquillages blancs. Sîmos eut l’impression d’être l’un d’entre eux.

Il devait dompter ces flots indomptables ! Comme s’il voulait la dominer, il plongea dans la mer et nagea, loin, très loin, jusqu’à ce que ses membres crient leurs souffrances. Epuisé, il leva les bras au ciel et promit, à Zeus, à Poséidon, à Apollon, et à tous les autres dieux qui l’entendraient, de revenir chaque soir afin de se forger un corps que même les plus grands envieraient.

À partir de ce jour-là, Sîmos s’intéressa aux récits d’Homère, Ulysse devint son héros. À la palestre, quand les autres garçons se moquaient de lui en l’appelant le Camus, ses mâchoires tremblaient, son visage se durcissait, ses poings se serraient, mais il ne disait rien malgré la colère qui le tenaillait. Il savait qu’un jour, il leur montrerait sa force.

Petit à petit, son assurance s’affermit. Il obtint de bons résultats au saut en hauteur, gagna quelques luttes et, à dix-sept ans, remporta l’épreuve de vitesse sur double parcours (deux stades). Couronné de branches d’olivier, il fut acclamé par ses camarades et un sentiment de puissance monta en lui, qui ne le quitta plus.

À dix-huit ans, il fut recruté pour effectuer son apprentissage militaire. Comme toutes les cités grecques désireuses de conserver leur indépendance, Phocée formait les jeunes gens à la guerre. Pendant deux ans, les éphèbes perfectionnaient le lancer de javelot et le tir à l’arc, déjà appris à la palestre, et accomplissaient de pénibles marches. Les plus riches servaient dans la cavalerie, l’entretien des bêtes étant à leur charge.

Ce fut le cas de Sîmos. Il y découvrit une passion pour les chevaux, passion qu’il abandonna pourtant sans trop de regrets lorsque, dégagé de ses obligations, il décida de naviguer. En mer, il se sentait libre. Il voulait, tel Ulysse, dépasser le Cap Malée, jusqu’aux colonnes d’Héraclès. Il s’engagea d’abord comme simple mousse, plus tard comme second. À vingt-cinq ans, ayant démontré à maintes occasions son courage, il fut nommé navarque de l’Hermès.

*

 

Et c’est après une lutte acharnée contre la mer qu’il se retrouva sans connaissance sur une plage inconnue. Un grand soleil l’éclaboussait.

 

1- Birème : bateau ancien

2 – Navarque : commandant du bateau

3 – Phocée : colonie grecque

4 – Leucothéa : « la déesse blanche » de l’écume et des falaises, secourables aux marins.

5 – Palestre : Partie du gymnase grec où se pratiquait la lutte.

6 – Pédotribe : instructeur

7 – Péristyle : galerie extérieure à colonnes.

 

This website uses cookies.